Voyage en Islande, jour 3
16
h
Dans
cette petite pièce de cinq mètres carrés aux
murs blancs,
où se trouve un lit, une table, une chaise, des
rideaux gris à moitié fermés
et
quelques petites étagères dotées de bibelots
kitch,
mon
cerveau reprend contact avec la réalité. Je
m'éveille
lentement, en
m'étirant de tout mon long, en bâillant. Puis
sors
de mon sac de couchage pour
boire
un verre d'eau tout
en jetant
un
coup d'œil par la fenêtre : le
temps est gris, nuageux, venteux.
Très venteux. La pluie vient de cesser et
des
éclaircies commencent à pointer leur nez. J'espère
pouvoir aller
explorer de
nouveau
les environs comme
ce matin, mais
sans
prendre une douche ce
coup-ci.
Je m'habille. Chaudement.
Puis
sors
de la guest-house
où
il règne une ambiance de solitude profonde, d'apocalypse
avant l'heure. Seul le vent évoluant par bourrasque provoque des
bruits étranges, comme des borborygmes incertains.
Que va-t-il m'arriver cet après-midi ? Vais-je rencontrer un maître spirituel me prédisant la fin du monde ? Vais-je découvrir un élément clé de ma vie ?
16
h 15
Je monte dans la voiture de location, une petite citadine blanche sans prétention, et démarre. En quelques secondes, j'arrive au bout du chemin de terre et de gravier, puis sur une portion bitumée menant à la route principale, la numéro 1. La route est déserte, comme l'immense espace qui m'entoure. Étrange cette sensation d'être seul au monde. Le paysage, au loin, autour de moi, est ras, avec des tons gris, marron, noirs... et beaucoup de verts. Ici, la sécheresse, cela n'existe pas. La canicule non plus. L'herbe foisonne et les montons, toujours par deux ou trois, s'en donnent à cœur joie pour tondre l'horizon. Non, je ne suis pas seul. Ils m'observent. Les moutons. Je le sens. Ce sont les hôtes de ces lieux qui veillent au grain. Lorsque je croise leur regard, je sens qu'ils se demandent ce que je fais là, ce que je suis venu chercher ici, là où il n'y a rien...
Je tourne à droite, roule au ralenti pendant quelques kilomètres et profite du spectacle environnant, celui des montagnes multicolores tutoyant le ciel chargé que la lumière changeante cisèle avec précision, celui des cours d'eau larges et bouillonnants à la teinte marron qui s'écoule bruyamment avec panache. Je m'arrête. Fréquemment. Pour ressentir l'air vivifiant de la mer qui arrive jusqu'ici, mais aussi pour prendre quelques clichés, des souvenirs qui resteront gravés dans ma mémoire, pour l'éternité. Une éternité de solitude.
Je remonte en voiture, repars à l'aventure. Puis m'arrête à nouveau : un pont étroit sous lequel une eau marron s'écoule à grand flot, en plein été, se dresse devant moi sur ses larges pieds bétonnés. Sans prévenir, des cyclistes habillés de noir et de rouge me doublent à toute vitesse. Je ressens la bourrasque. Ils ont le vent dans le dos. Braver la météo comme ça, les gars, chapeau ! Sans compter qu'ils doivent être à des dizaines de kilomètres de leur port d'attache... Ils m'inspirent. Me rappelle des souvenirs. Le temps où, moi aussi, je chevauchais ma monture pendant des heures, peu importe le froid, la chaleur. Peu importe la fatigue que je pouvais ressentir. Cette pratique était devenue une habitude, un besoin vital, compulsif, une addiction... J'étais devenu, à mon insu, un drogué, aux hormones et aux neuromédiateurs, comme l'adrénaline et les endorphines. Je regardais la météo plusieurs fois par jour, et ressentais une intense frustration lorsqu'elle m'empêchait de rouler ! Je devenais alors tendu, nerveux, irascible... Il me fallait ma dose ! Pour enfin me sentir plus serein. Après un certain nombre d'années, j'ai constaté que je finissais par aller rouler plus par obligation que par plaisir. Et lorsque mon père est mort, malgré la détente procurée par ce sport, j'ai fini par perdre cette envie, celle de rouler, comme si ce pour quoi je le faisais avait disparu, comme si, inconsciemment, je faisais tout cela, en réalité, pour lui prouver quelque chose, pour obtenir sa reconnaissance...
Mais ce n'est pas tout ! J'étais devenu également un drogué au sport pour une autre raison, comme beaucoup de ceux qui en font. Je voulais avoir une certaine image de moi-même, voulais l'exhiber aux yeux des autres : hey, t'as vu qui j'suis ?! Je voulais être perçu comme quelqu'un d'actif, de résistant, dynamique, fort, qui ne se laisse pas aller... Quelqu'un qui fait du sport ! Ai-je toujours aimé et pratiqué cette activité ? Pas du tout ! Ado, je détestais cela. J'ai commencé vers 18 ans, lorsque mon surpoids commençait à me peser, et tout ce qui allait avec : image et estime de moi, fierté... À force de répétition, d'entrainement, j'ai appris à prendre du plaisir, progresser, mais en réalité, pendant de nombreuses années, au-delà du paraître, c'était une échappatoire, pour supporter certains aspects de mon comportement, de ma vie, un stress interne qui me minait. C'est une fuite qui m'a épuisée pendant de nombreuses années. Mon corps a fini par me supplier. D'arrêter. Et la chute a été rude comme pour tous les drogués. Le sevrage total m'a pris des années. Avec des rechutes. Aujourd'hui, à force d'expériences et d'apprentissages, j'ai compris que le sport était un mythe, qui influence nos comportements. Les croyances, le jugement et le regard des autres nous dirigent, nous cherchons à être bien vu par les autres, la société, à faire partie du clan, celui des sportifs. Et parfois, nous sommes prêts à nous nier pour cela, à faire ce qu'au fond nous ne voulons pas. Aujourd'hui, j'ai compris que si le corps a besoin d'activité physique, il n'a pas besoin de sport. - combien de sportifs de haut niveau sont-ils des centenaires ? Aucun ? - Aujourd'hui, je sais une chose, que chacun et chacune ne devrait jamais l'oublier : le conscient réfléchit mais ne décide de rien, l'inconscient ne réfléchit pas mais décide de tout ! Et ça change une vie... Bref, j'espère que ces cyclistes savent pourquoi ils font ce qu'ils font. Vraiment.
Le conscient réfléchit mais ne décide de rien, l'inconscient ne réfléchit pas mais décide de tout ...
16 h 35
Je redémarre. Roule quelques instants sur la route détrempée, puis tourne à droite et m'engage sur un chemin caillouteux où la terre couleur de lave, les nuages bas au loin et une verte et maigre végétation poussant de part et d'autre sur le bas-côté donnent un contraste saisissant. Le moteur s'éteint. J'ouvre la portière. Sors. Un silence profond règne ici, il envahit tout l'espace. Un silence d'une qualité jamais entendu, qui s'insinue profondément en moi. Je suis seul au monde, dans un paysage où les nuages gris et blancs plombent l'atmosphère. Je sors mon sac à dos du coffre, referme sèchement le capot et marche quelques dizaines de mètres sur le sol crissant sous mes pas. Je m'approche. Lentement. D'un précipice d'où je peux observer le spectacle grandiose d'un glacier, le Svinafellsjökull, en plein été, où la glace tutoie le ciel chargé, où les tons blancs, marrons, noirs et bleus des icebergs qui nagent paisiblement sur une mer d'huile chargée de terre ocre donnent un spectacle ahurissant, où la terre oscillant entre le marron et le noir côtoie les Angelica Archangelican, ces fleurs blanches et violettes aux feuillages verts puissants. Je prends une deuxième claque aujourd'hui. Mon corps et mon âme vibrent à nouveau d'un plaisir que je n'avais jamais connu auparavant. J'ai des frissons, je suis à l'unisson. Dans cet instant qui restera à tout jamais gravé dans ma mémoire, je me rappelle pourquoi je suis venu ici. Je me rappelle toutes les souffrances que j'ai endurées, je me rappelle que je suis un survivant.
Mon corps et mon âme vibrent à nouveau d'un plaisir que je n'avais jamais connu auparavant. J'ai des frissons, je suis à l'unisson.
Je descends la pente à mes pieds, mes chaussures de randonnées solidement lacées dérapant sur la roche. À droite, à gauche, j'explore ce continent inconnu. Je monte et redescends, de roches en rochers, en multipliant les clichés dans ce lieu apaisant et inspirant où les humains semblent n'avoir jamais mis les pieds. Je me sens comme un explorateur découvrant l'Amérique ou l'Antarctique... Un rayon de soleil perce furtivement le nuage, puis disparaît aussi vite qu'il est apparu, juste le temps d'une photo. Pendant de longues minutes, j'erre ainsi dans cet espace infini, dans ma bulle, et je ne vois pas le temps passé. Je me nourris de ce lieu, de toute la beauté qui m'entoure.
17 h 40
C'est
l'heure de la pause quotidienne, la
pose réparatrice. C'est l'heure
du
Lamzac
2.0,
le fidèle compagnon que j'ai acheté
quelques mois plus tôt (lire mon article « Comment
une chaise longue gonflable peut-elle
transformer une vie ? dans l'onglet « Outil de
vie »). Je
le sors de mon sac à dos, l'extrait
de
sa pochette en tissu verte, le gonfle en moins de dix secondes en le
faisant tournoyer dans
les airs de
droite et de gauche, puis
le
pose et je
m'allonge
face au glacier. C'est
le pied ! Seul
avec moi-même, en train de l'observer, je
n'en crois pas mes yeux. Je réalise où je suis, la
chance que j'ai, mais aussi
le chemin qu'il m'a fallu parcourir pour être ici :
oser partir, seul, sans
tout prévoir ni tout
contrôler,
oser
dépenser de l'argent, me l'autoriser. Oser
traverser la peur de manquer, celle d'être critiqué ou jugé.
Oser
faire ce qui me faisait vibrer, ce qui m'appelait en mon for
intérieur. Oser
lâcher mes
habitudes et mes
réticences pour aller vivre ce que j'avais besoin de vivre. Oser
mettre
de l'aventure dans ma vie, pour
à nouveau
me
sentir vivant, en
sortant
de ma zone de connu : métro,
boulot, dodo, la
France et tous ces points de vue vus et revus. Pour
l'élargir, envisager une autre vie,
riche
d'imprévus.
Pour
aller au-delà du
rêve
suscité par
les
fantastiques
images
du
photographe Olivier
Grunewald.
Pour
voir ça de
près, en
vrai,
le
vivre intensément et
en tirer tous
les
enseignements. J'ai
enfin osé :
partir en Islande ! Un rêve depuis
des années ! Je me
souviens très bien de comment cela s'est passé, c'était en
début d'année : un soir, au
mois de janvier, avec
ma femme, je regarde le
film La vie rêvée
de Walter Mitty,
tourné en partie en Islande, réalisé
et interprété par Ben
Stiller. Et là, BAM ! C'est la révélation ! Je dois y
aller, moi aussi, rapidement.
Il y a urgence ! Je dois mettre un peu de vie dans ma vie. De
l'aventure ! Lâcher
les chevaux. Partir en Islande et aller voir de mes yeux ces paysages
fantastiques ! À la fin de la semaine, j'avais réservé mon
vol et mes hébergements. Et
aujourd'hui, je suis
là ! Ce
jour-là, j'avais
vraiment décidé de changer, de prendre plus soin de moi, de ce qui
était important pour moi, d'oser, un
peu plus chaque jour.
Ce jour-là, j'ai pris cette décision : celle de changer ma vie.
Je ferme les yeux. Pendant vingt minutes. Mon cerveau se déconnecte et mon esprit vagabonde tandis qu'une brise fraiche me caresse le visage dans un silence absolu. Et c'est délicieusement bon, ce silence, ce calme qui m'envahit. Changer de vie, c'est ça aussi : vivre moins de stress, plus de sérénité. C'est s'autoriser à ralentir, à s'arrêter pendant que le monde autour de nous s'agite dans tous les sens sans vraiment savoir pourquoi, si ce n'est pour faire comme tout le monde et ne pas se faire remarquer... C'est se choisir. Et ne pas s'oublier.
Puissiez-vous faire cette expérience, celle de profiter du spectacle de la vie, celle qui vibre en vous et autour de vous. Puissiez-vous vous nourrir ce qui est important pour vous, pour changer le monde, parce que tout ce qui vous nourrit vous améliore, et améliore l'humanité.
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